Elle est jolie, la boutique. Hier, sa mère est passée - oui, sa mère. Addison Gardner l'a honorée de sa présence. Elle a même essayé quelques vêtements, avant de passer une tête effarée dans l'arrière-boutique, là où sont entreposés les jouets pour adulte, entre autres joyeusetés. Elles ont passé l'après-midi à discuter, et à rire, et Vera a oublié le reste. Les questions existentielles, l'angoisse latente, la lassitude, la peur. Elle s'est sentie comme la fille unique de sa mère, pour une fois, pas celle à qui on raconte les enfers des uns et les histoires des autres. Habituellement, il n'y en a que pour le caractère effronté et imprévisible de Theo, ou pour le mariage de Nate. Ces derniers temps, la dispute entre les deux frères Gardner était le centre d'une conversation sans relâche. Parfois, Vera se prend un SMS sans annonce, sans formalisme, et sa mère lui crache ses angoisses et ses remarques à la figure. C'est ce qui s'est passé en début de semaine, une énième conversation sans ménagement sur le comportement de Nate et celui de Theo. La jeune femme a craqué, ce qui n'arrive pas si souvent. Les mots ont un peu dépassé la pensée, et elle a assaillie sa mère de reproches. Comme une petite fille gâtée ignorée. Elle a culpabilisé dans son coin les quelques jours qui ont suivi - et Addison est venue, miraculeusement, enterrer la hache de guerre hier. Vera a eu un peu de mal à le croire, mais Addison était bel et bien là.

Après cette après-midi de légèreté, pleine de surprises, elle a eu envie de sortir. Une impérieuse envie d'aller boire et danser pour que sa journée se termine sur la même note de légèreté.

Et maintenant, elle est au bord de la mort. Vraiment, il suffirait sans doute qu'on lui mette un parfum désagréable sous le nez pour qu'elle vacille. La terre tangue, d'une manière insupportable. Son cœur bat la chamade dans ses tempes - elle a du mal à entendre les oiseaux chanter dehors. Heureusement, tout est en place dans la boutique ; aujourd'hui, elle n'a qu'à vendre. Encaisser. A peine arrivée, elle se fait couler un café et avale un comprimé pour tenter d'apaiser la tempête de sa boîte crânienne. Elle ouvre une fenêtre pour laisser l'air circuler - elle a l'impression d'être imprégnée de l'alcool de la veille - et glisse ses lunettes de soleil sur son nez malgré l'absence évidente de tout rayon de soleil. Ses yeux sont aveuglés par la lumière hivernale.

Elle somnole sur son tabouret quand un dingding retentit, laissant annoncer l'entrée d'un client. Elle retient un soupir de découragement jusqu'à apercevoir Ema dans l'encadrement de la porte - au moins, elle n'aura pas besoin de faire bonne impression. Il l'aime comme elle est, même désagréable avec une gueule de bois.

- Par pitié, dis-moi que tu as de la nourriture. Un truc extrêmement gras qui pourrait absorber l'alcool qui a remplacé le sang dans l'intégralité de mon corps, elle ajoute, accompagnant son envolée dramatique d'une grimace pour appuyer son propos. Je crois que je vais mourir.

Elle se lève quand même de son tabouret pour aller l'accueillir d'une manière à moitié digne seulement.

- Cela dit, t'as pas l'air en forme non plus.

Elle range sa grimace pour un sourire un peu satisfait, la sadique. Elle se sent moins seule dans sa vodka.